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Une envie de livres ?

12/06/2010

Devenir canard


Ce matin-là, je n'en savais rien. J'étais encore pleine d'illusions, persuadée que faire de la recherche en histoire c'était un vrai bonheur, et le partager, ce bonheur, encore plus. Bon, d'accord, parfois on est un peu fatigué de ne pas avoir de poste fixe, de devoir tous les ans faire cinquante dossiers, et croiser les doigts pour que le téléphone sonne, qu'une université vous appelle. Il peut arriver d'être fatigué de passer un mois entier sur des calculs et de se rendre compte que l'on doit tout recommencer. Il y avait une erreur dans le registre. Fatigué d'une journée de travail, et pourtant aimer ce que l'on fait. Mais fatigué quand même.

On le dit. Visiblement trop.
C'est alors j'ai compris l'intérêt d'être canard. Vous me direz, quel est le lien entre les deux? Le lien, c'est "laisser couler" (sans réagir) comme la pluie coule sur les plumes du canard. Oui mais laisser couler quoi? Des phrases comme celles-ci:

"Alors, ta thèse, tu en es où? Difficile de s'y mettre, hein?"
Alors que l'on y bosse du matin au soir. Soupir.

Ou encore
"Quoi ? Tu n'as pas le temps d'adopter un clavecin ? Moi pendant ma licence, je m'occupais de mon bébé, je faisais partie d'un groupe de rock, ça m'a jamais empêché de vivre! Arrête de te chercher des excuses!"

Variante "Moi, mon frère il a fait sa thèse de physique en trois ans, et il avait même le temps de faire de la varappe".

Et enfin "Ma fille, elle a fait sa thèse en trois ans! Même que son directeur n'était pas d'accord, mais elle est courageuse, alors elle l'a terminé quand même en trois ans"
"Et ? Elle a été habilité***?"
(silence gêné) "Non. Mais c'est parce que son directeur était un imbécile".

Ben voyons.

Cela peut venir d'un père ou beau-père, d'une mère ou d'une belle mère, d'un frère, une soeur, un ami. Cela peut arriver dans tous les métiers. Je me demande si ce n'est pas plus perfide encore quand on fait de la recherche. Une cousine s'est bien vu déclarer par une employée d'une crèche: "Mais Madame, vous n'avez pas besoin d'une place en crèche, vous êtes chercheuse, et tout le monde sait bien que les chercheurs, ça ne fout rien!". Je vous laisse imaginer la tête de la cousine.

Toujours des gens bien intentionnés (n'est-ce pas), qui sont persuadés qu'au fond, si vous vouliez, vous l'auriez déjà terminée cette thèse. Si vous ne la terminez pas, ou si vous mettez un peu de temps, c'est que vous le voulez bien.

Ou encore si vous avouez, honte suprême, ne pas avoir beaucoup de temps libre, préparez votre métamorphose en canard. Foi de thésarde, c'est la seule solution pour ne pas se laisser abattre. Laissez glisser.

Et in petto, ajoutez si vous voulez, "Rigolera bien qui rigolera le dernier".

Inutile de leur expliquer à ces braves gens plein de bonnes intention que comparer des choux et des carottes, c'est con. En d'autres termes, comparer deux thèses dans deux domaines différents, quand on n'y connaît rien, c'est complètement crétin.

Que c'est tout aussi crétin de comparer un thésard qui à mi-temps enseigne et à mi-temps fait sa thèse (en cinq ou six ans) avec un thésard qui est à plein temps dans son labo.

Ce n'est pas qu'ils sont cons, ni crétins. Ils font comme tout le monde. Causer de ce qu'ils ne connaissent pas, pétris de bonnes intentions, sans envisager de pouvoir faire erreur.

Devenez canards, ou apprêtez-vous à le devenir, jeunes Padawans, assez inconscients pour vous jeter dans une thèse de Sciences humaines !

Mais je dis canard comme on pourrait dire stoïcien. En plus, ça fait chic, stoïcien, ça vous rapprochera de Louis XIV. Ni plus ni moins. Ce n'est pas moi, c'est Stanis Pérez qui l'a dit (là, on s'incline. J'adore ce type. Enfin ses articles).
Qu'est-ce que le stoïcisme? Voici la définition donnée par Guy Thuillier (encore un historien):

C'est une sorte de vision que l'on possède à un certain âge, qui est liée à une certaine expérience de la vie, à une certaine usure parfois: elle donne une certaine maîtrise de soi, elle permet de faire face à la souffrance, à l'échec, aux épreuves, à la peur, d'éviter la tyrannie de l'action, de prendre ses distances, elle donne des règles de vie pour le quotidien - ce qui n'est pas négligeable: l'habileté à prendre ses distances, à être indifférent, à résister à un malheur peut être d'un grand secours, le stoïcisme coutumier fournit une armature morale, et dans un métier éprouvant, ingrat, exigeant, il apporte des fondements solides à la vie intérieure en fixant les règles du jeux, en montrant les objectifs possibles - être libre, indifférent (aux passions), indépendant - qui permettent de trouver son chemin et donnent une certaine assurance.

C'est sans doute là l'effet pervers de la réforme des thèses. Trois ans, oui, durée "normale". Mais durée qui n'a de sens que si l'on fait à plein temps sa thèse. Personne n'a envie de se lancer dans une thèse - après s'être assuré un emploi pour manger, soit vers 26 ou 30 ans - et à cet âge, de vivre avec moins que le SMIC, quand on a déjà et enfin commencé à gagner sa vie. Il faut accepter de retourner vivre chez Papa-Maman, parce que l'allocation de recherche ne permet pas de vivre autrement. Mes parents étant loin de Paris, contrairement à mes archives, ça me faisait une belle jambe, de retourner vivre chez eux. À moins de travailler, en acceptant une charge d'enseignement. Donc de faire une thèse à mi-temps, en... six ans donc. Et de s'entendre dire "Mais depuis que je te connais, tu fais cette thèse, et si tu te dépêchais de la terminer?!".

Voilà, c'est dit. Toutes mes plumes de canard n'ont pas poussé, la bêtise humaine s'accroche encore à moi, mais la métamorphose est en cours.


*** entendez par là, habilitée à se présenter à un concours pour devenir enseignant dans le supérieur ou plus précisément maître de conférence.
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